Paul Ariès : Cela fait plus de 20 ans que je combats avec beaucoup d’autres l’idéologie antispéciste et j’avais même publié, en 2000, un livre intitulé Libération animale ou nouveaux terroristes ? Les saboteurs de l’humanisme (Golias) qui traitait largement des enjeux philosophiques. Votre question laisse sous-entendre beaucoup de choses notamment que les antispécistes et les végans seraient des écolos et même des super-écolos. C’est en effet ainsi qu’ils sont présentés dans la presse mais c’est tout simplement faux. Il faut reconnaître l’honnêteté des penseurs antispécistes qui clament, depuis des décennies, leur haine de l’écologie... C’est vrai de Peter Singer, le pape de la libération animale, c’est vrai aussi des Français fondateurs des Cahiers antispécistes qui n’ont eu de cesse d’expliquer pourquoi ils ne sont pas écolos ! Le symbole de la nature est pour eux la prédation donc la nature est méchante et mauvaise. Tout leur projet vise à aseptiser la nature, à la rendre conforme à leur vision idéologique.
Les catégories de pensée de l’antispécisme sont à l’opposé de celles de l’écologie : l’écologie adopte toujours un point de vue holistique alors que l’antispécisme est individualiste. Conséquence : les écolos défendent les espèces et la biodiversité animale comme végétale alors que les végans défendent des individus et disent n’avoir que faire de la biodiversité. Les écolos sont pour le moins prudents face aux miracles supposés de la techno-science, les végans sont, au contraire, du côté des OGM, des animaux génétiquement modifiés, du transhumanisme, de l’intelligence artificielle, les écolos défendent l’agriculture et l’élevage paysans alors que les végans sont devenus les idiots utiles des bio-tech alimentaires notamment des faux œufs, du faux lait, du faux miel, des faux fromages, de la fausse viande fabriqués à partir de cellules souches. Le prototype d’une ferme écolo c’est une ferme polyvalente, produisant des fruits et légumes, de la viande, du lait, des œufs et de surcroit de la bonne terre grâce aux fumures.
L’année 2019 a permis de construire une réponse politique collective au véganisme avec l’appel lancé pour la défense de l’élevage paysan et des animaux de ferme, signé, côté paysan par la Confédération paysanne, le MODEF, Nature & Progrès, Biolait, les principaux dirigeants de la FNAB ; côté mangeurs par les principaux animateurs des AMAP, par Slow-food international, par les grandes figures de l’écologie et de l’altermondialisme, par des élus de toutes les familles des gauches et de l’écologie. Les milieux végans ont avec eux la grande industrie et contre eux les écolos de toujours...
J’ai longtemps été trop gentil avec les mouvements végans en parlant simplement d’idiots utiles du capitalisme, je pense qu’ils sont largement des chevaux de Troie. L’idiot utile est quelqu’un de généreux qui se fait instrumentaliser par l’adversaire, le cheval de Troie est quelqu’un qui avance masqué pour abuser ceux qui le voient. J’ai publié, dans mon livre, des textes montrant cette théorisation du double discours : il ne s’agit pas, en effet, de dire aux gens quels sont les véritables objectifs des végans. On explique, par exemple, que la prédation humaine (alimentation carnée) n’est qu’une goutte d’eau dans l’ensemble de la prédation animale et qu’il faudrait à terme modifier génétiquement les espèces prédatrices ou même les supprimer... Ce fantasme de toute-puissance infantile où une minorité humaine choisirait quelles espèces auraient le droit de survivre est peu vendeuse auprès du grand public, on explique donc savamment qu’il faut avancer masqué, ne pas tout dire aux gens !
Ce qui est nouveau c’est que les végans font désormais ouvertement la promotion des bio-technologies alimentaires et notamment de la fausse viande cellulaire. Paul Shapiro, principal leader nord-américain du véganisme, est aussi le VRP N° 1 des fausses viandes, son livre qui en fait la promotion est devenu un best-seller. Les associations véganes, comme Gaia, L214, les penseurs antispécistes, voient d’un bon œil le développement de ce que l’on nomme l’agriculture cellulaire, c'est-à-dire la possibilité de fabriquer de la fausse viande à partir de cellules souches, sur le modèle de la fabrication de la fausse peau utilisée médicalement pour les grands brûlés. Le danger est là dans le fait que le véganisme prépare le terrain à l'adoption de la fausse viande ce que l'industrie n'avait pas su faire par exemple pour imposer la viande clonée... On trouve derrière ce projet l’ensemble des GAFA souhaitant investir leur trésorerie, mais aussi des lobbies financiers constatant que l’élevage industriel est un échec, puisque les épizooties coûtent de 18 à 50 % du chiffre d’affaires des secteurs... Le véganisme est donc porté par des firmes comme Google, Facebook, mais aussi Nestlé. On croise même le champion mondial de la sale viande industrielle, Tyson Food, premier producteur mondial de viande de porc, de bœuf, de volailles...
Tous ces lobbies financent largement les mouvements animalistes, à tel point qu’on parle sérieusement en France de créer une commission d’enquête parlementaire sur ce sujet. Faut-il rappeler la subvention de 1,3 million reçue par L214 d’Open Philantropy Project, champion de l’agriculture cellulaire, créé initialement par les couples Moskowitz (co-fondateur de Facebook) et Hewlett (Hewlett-Packard) ? La Mission pour la science de l’ambassade de France a publié en 2016 un rapport « Agriculture cellulaire, le futur de l’alimentation » suite au colloque de New Hawest.
Je distingue, dans ma Lettre ouverte aux mangeurs de viande, ces différentes familles, expliquant, cependant, que le végétarisme a le plus souvent été imposé aux peuples. Je regrette que le végétarisme qui l’a emporté à la fin du XIXe siècle et au début du XXe ne fût pas en effet le végétarisme anarchiste mais celui des frère Kellog, membres d’une secte religieuse fondamentaliste, qui entendait supprimer la viande mais aussi la sexualité... Nous n’avons sûrement pas besoin de nier que les animaux sont des êtres sentients pour soutenir l’idée d’une nouvelle alliance nécessaire entre les animaux, les éleveurs et les mangeurs, comme nous l’avons fait dans une tribune avec mes amis Jean Ziegler et Carlo Pétrini. Nous militons depuis toujours pour l’amélioration d’existence des animaux d’élevage mais la logique abolitionniste n’est pas la bonne car elle conduirait à un monde sans animaux.
Si je suis anti-végan, c’est aussi pour défendre le droit à l’existence des animaux de ferme, car sans consommation d’œufs, il n’y aura plus de poules, sans consommation de lait et de viande, plus de vaches... Un bon animal est, pour un antispéciste, un animal non né... J’ajouterai que les antispécistes les plus conséquents proposent également de supprimer les animaux de compagnie, car ils seraient dans une relation de domination psychique, ils proposent, également, d’interdire les chiens d’aveugle, les animaux de trait, et, même, de supprimer les animaux sauvages car existerait plus de souffrance que de bonheur dans la nature. La vraie opposition n’est donc pas entre ceux qui reconnaissent la réalité de la souffrance animale et ceux qui la nieraient mais entre ceux qui entendent créer un nouveau contrat entre les animaux et nous, dans le cadre de la logique du don et du contre-don, l’obligation d’offrir les meilleures conditions d’existence possibles contre l’usage de la viande et ceux qui, au nom de leur fantasme, acceptent l’idée d’un monde sans animaux...
Vous citez Ayméric Caron mais qui prend véritablement le temps de lire ce qu’il écrit... Permettez moi donc d’extraire de son denier livre quelques passages révélant ce qu’il pense vraiment. Caron écrit que 95 % des humains sont des salauds assumant ainsi sa misanthropie. Il dit avoir cessé d’aimer l’humanité. Il ajoute que l’humain est "désespérément idiot" et qu’il n’a "nul besoin que tu assassines pour me rebuter. Depuis le temps que je te fréquente, j’ai pu expérimenter tes trahisons, la bassesse de tes conduites sans honneur et la superficialité de tes amours déclamés". Il poursuit en expliquant que s’il devait choisir entre sauver son chat, il dit bien "son" chat, et ses amis, il sauverait son chat.
Accident de la pensée ? Non pas, car cette thèse est aussi celle de Peter Singer, le père de la libération animale, qui considère qu’un jeune chiot valide est beaucoup plus digne d’intérêt qu’un nourrisson, qu’un grand handicapé, qu’un vieillard sénile. On se souvient du scandale provoqué il y a quelques semaines suite aux propos de la nouvelle députée belge du parti animaliste expliquant qu’elle hésiterait entre sauver un enfant et un chien... avant de concéder qu’elle sauverait « probablement » l’enfant. Si je suis anti-antispéciste, c’est donc aussi pour sauver l‘unité du genre humain.
personne ne peut croire que l’objectif des grands groupes capitalistes, prônant le passage à l’agriculture cellulaire, soit de nourrir huit milliards d’humains... L’agriculture productiviste, comme l’agriculture végane, est une agriculture famineuse, dès lors qu’elle repose sur la casse de l’agriculture vivrière, sur l’appropriation du vivant, etc. Nous faisons le pari, avec Via campesina, de la possibilité de nourrir l’humanité avec une agriculture paysanne, avec 1,5 milliard de petits paysans versus 400 000 agro-managers. Nous faisons le pari, avec Slow Food, d’une alimentation bonne, saine et juste pour tous. Nous allons devoir changer le contenu de nos assiettes et le rapport à l’alimentation. Notre chance est l’importance du secteur de la restauration sociale en France (scolaire, entreprise), car avec plus d’un repas hors foyer sur deux, ce pourrait être un extraordinaire levier pour réussir la transition écologique. Il suffirait pour cela de modifier le cahier des charges du Code des marchés publics pour avancer vers une alimentation relocalisée, resaisonnalisée, moins gourmande en eau, carnée autrement, assurant la biodiversité, etc. Nous avons donc fait des propositions concrètes dans le livre "Gratuité vs capitalisme", puis en janvier 2019 lors du Forum national de la gratuité, en proposant de mettre en place la gratuité de la restauration scolaire, puis de toute la restauration sociale... puis de l’alimentation de base.
La production industrielle de protéines animales au plus bas coût a engendré des conditions abominables du stade de la ferme à celui de l’abattoir en passant par les transports aussi bien pour les animaux, les éleveurs, les ouvriers des abattoirs, les mangeurs que nous sommes et les écosystèmes menacés par l’industrialisme. L’alternative n’est pas entre laisser ouverts les abattoirs ou les fermer mais entre le choix du gigantisme et de l‘industrialisation et celui des abattoirs de proximité. La France a fait le mauvais choix et compte dix fois moins d’abattoirs que l’Allemagne. L’enjeu est bien de permettre la réappropriation des abattoirs par les usagers, éleveurs et bouchers, c’est pourquoi, il faut, à la fois, développer les abattoirs de proximité, donc des petits abattoirs spécialisés, et l’abattage à la ferme, tels qu’il se pratique, dans d’autres pays, sous forme de caissons mobiles ou de camions...
Les mouvements, comme L214, ne militent pas pour l’amélioration des conditions dans les abattoirs mais pour leur fermeture, c’est-à-dire pour l’interdiction de tuer des animaux, donc de boire du lait, de consommer du fromage, d’utiliser la laine, le cuir... Nous ne pouvons faire l’impasse sur la nécessité d’une réflexion sur la mort, celle des animaux et la nôtre, je suis sidéré par la proximité entre les courants antispécistes et transhumanistes, autour notamment de la figure de David Pearce... Ce n’est pas par hasard qu’Aymeric Caron commence son livre par un cri de révolte contre la mort (notre caractère mortel) et le conclut par un hymne au transhumanisme... L’antispécisme et le véganisme relèvent largement d’une pensée religieuse, ils parlent d’ailleurs de conversion, de nombreux rites comme le fait de se faire marquer au fer rouge questionnent, il marque le retour à la vieille gnose, ce courant religieux qui pensait que la matière est toujours en soi mauvaise donc souffrante, mortelle. J’invite les lecteurs de Marianne à prendre au sérieux le réseau OOS (The Only One Solution, pour la fin de toute souffrance) qui ne voit pas d’autres solutions à la souffrance du monde que de détruite toute vie sentiente, car il ne suffirait même pas que l’humanité disparaisse pour que toute souffrance cesse, j’invite les lecteurs de Marianne à lire (sur le Web) les deux derniers Cahiers antispécistes, qui posent la question de savoir s’il faut faire disparaitre les animaux sauvages pour leur bien... Ces courants ont le grand mérite de pousser à leurs termes les prémisses de la pensée antispéciste qui fonde le véganisme ordinaire des gens de bons sentiments..